La mythologie de l’Hadès et le concept jungien de l’Ombre

L’objet de cet article est d’envisager la notion psychologique de l’Ombre à la lumière de la mythologie en considérant d’une part le monde de l’Hadès et d’autre part Hadès lui-même, le dieu qui règne sur le monde des Enfers. Le mot Hadès désigne en effet le monde des profondeurs en même temps que le souverain du royaume infernal. Quand je parlerai de l’Hadès, je ferai donc référence à ce royaume ; alors que Hadès désignera le dieu lui-même. Cette réflexion, je la propose dans un esprit symbolique et nous allons nous appuyer sur la mythologie de l’Hadès pour penser l’Ombre et pour nous efforcer de comprendre ce que cette notion recouvre dans la perspective de Jung.

Dans un esprit jungien aussi, nous allons penser notre vie psychique dans les termes de la mythologie. S’il fallait retenir quelque chose de fondamental dans l’apport de Jung à la psychologie, je dirais en effet – à la suite de James Hillman, notamment – qu’il nous a conduits à considérer les facteurs mythologiques qui sont à l’arrière-plan de la destinée humaine et qu’il a réappris au psychologue à penser dans les termes du symbole.

 

Qui est Hadès ?

Fils de Cronos et de Rhéa, Hadès fait partie d’une famille illustre. Il est le frère de Zeus et de Poséidon ; le frère de Déméter, d’Héra et d’Hestia. Je ne vais pas m’arrêter sur les circonstances de la destitution de Cronos, sinon pour dire que les trois frères vont se partager le monde, après avoir gagné la guerre qui a fait chuter leur père. À la suite du partage, Zeus reçoit le Ciel et il s’installe sur le trône de l’Olympe. Le monde des mers et des océans revient à Poséidon, tandis que les profondeurs de la terre échoient à Hadès.

Hadès règne donc sur le monde souterrain, souvent appelé le monde des Enfers. Pour comprendre cette appellation, il nous faut d’abord la débarrasser de la connotation qu’elle a prise, dans la théologie catholique, en particulier. Cette dénomination, il nous faut l’entendre au sens littéral, puisque le monde infernal, du latin infra, désigne le monde inférieur. Mais il me faut anticiper un peu, en traduisant cette idée du monde inférieur en termes psychologiques. Disons tout de suite que l’Hadès recouvre notamment des composantes psychiques jugées inférieures. En d’autres termes, leur infériorité ne tient pas à elles-mêmes, mais au jugement que nous portons sur elles et au rejet dont elles font l’objet.

À lire la mythologie, on se rend compte qu’Hadès inspire une crainte immense. Il soulevait une telle angoisse, que les Grecs évitaient même de prononcer son nom, ce qui revient à dire qu’on a tendance à éviter de nommer, d’identifier ce qui nous fait peur, mais on sait l’efficacité d’une telle stratégie de défense. Par antiphrase, les Grecs l’appelaient Ploutos, ce qui signifie « le riche ». Les Latins ont repris cette appellation et Pluton est le nom qu’on donne en astrologie à la planète qui recouvre la mythologie de l’Hadès et la figure du dieu Hadès.

Souverain du monde souterrain, Hadès règne sur tout ce que la terre recèle dans ses profondeurs. Toutes les pierres précieuses, tous les minerais précieux lui appartiennent. Les Grecs avaient bien raison de l’appeler le riche et nous allons revenir sur cette idée centrale de la richesse d’Hadès, mais on ne peut certainement pas accéder à cette richesse en refusant, en même temps de l’appeler par l’autre secret de son nom. Hadès signifie en effet l’invisible et nous touchons déjà à une clé de la mythologie de l’Hadès : ce qui est riche serait indissociable de ce qui est invisible.

Zeus, Poséidon et Hadès, les trois frères qui se sont partagés le monde, détiennent chacun un pouvoir spécifique. Zeus a reçu la maîtrise de l’éclair et la foudre, emblèmes de sa souveraineté sur le Ciel et de sa puissance olympienne. Souverain des eaux, Poséidon a reçu le trident avec lequel il commande les vagues et les flots. La mythologie regorge d’épisodes où les navigateurs implorent Poséidon afin qu’il apaise la tempête et qu’il les protège du naufrage.

Hadès reçoit, quant à lui, un casque qui le rend invisible. Et peut-être pouvons-nous déjà dire que notre véritable visage, notre cher visage dont parle la mystique est à découvrir. Peut-être pouvons-nous déjà ajouter que nous le condamnons à rester dans l’obscurité des Enfers, tandis que nous sommes défigurés par la somme de nos identifications.

 

L’enlèvement de Coré

Quand on se met à faire des recherches sur Zeus, Athéna, Aphrodite ou une autre divinité de l’Olympe, on dispose d’un matériel foisonnant. La mythologie regorge d’épisodes qui les mettent en scène et qui nous les donnent à voir sous des angles multiples. Quand il s’agit d’Hadès, les choses se compliquent. On répugne autant à prononcer son nom, semble-t-il, qu’à évoquer sa vie et ses œuvres. On a sans doute peur d’évoquer ce sombre seigneur et son royaume de l’Ombre. On sait bien qu’il règne sur le séjour des morts, mais il semble qu’il nous fasse aussi peur que la mort elle-même. Il est vrai qu’Hadès nous invite à mourir, mais nous sommes tellement identifiés aux formes de vie que nous connaissons, que nous ne pouvons guère envisager que la mutation soit au service de la vie.

Il y a cependant un épisode de la mythologie qui peut beaucoup nous apprendre sur la figure d’Hadès et qui nous donne quelques clés essentielles pour penser la question de l’Ombre. Il s’agit de cet épisode, relaté par Homère, où Hadès enlève la jeune Coré pour l’emmener dans son royaume et pour en faire son épouse.

Je rappelle brièvement le contexte mythologique, car il va être le point de départ de notre réflexion. Coré est une déesse. Elle est la fille de Zeus et Déméter. Lorsque commence le récit d’Homère, Coré est encore une jeune fille. Un jour, elle cueille des fleurs avec ses compagnes. À un moment donné, elle s’éloigne de ses compagnes qui la perdent de vue. Elle est attirée par de magnifiques massifs de narcisses. Enivrée par le parfum intense de ces fleurs, elle se penche pour en cueillir, mais c’est à ce moment-là que la terre commence à s’ouvrir devant elle. Elle voit surgir des entrailles de la terre un char tiré par quatre coursiers noirs. Sur ce char, Hadès lui-même, qui s’empare de la jeune fille, malgré ses cris, malgré ses appels à l’aide. La terre se referme et Coré disparaît avec Hadès qui a décidé d’en faire son épouse.

C’est ainsi que débute le récit d’Homère et je ne vais pas le raconter jusqu’au bout, car nous allons nous concentrer sur le point de départ du mythe qui nous donne à voir un double motif : le surgissement du monde invisible, dans la vie de Coré, et l’effondrement du monde dans lequel elle vivait jusque-là. Ce que Coré ne sait pas encore, c’est que l’effondrement du monde qu’elle connaît était devenu absolument nécessaire : c’est en accédant à un monde dont elle ignore tout qu’elle s’affranchira de son statut de jeune fille, de fille de la mère, et qu’elle deviendra reine et souveraine.

Je disais tout à l’heure que Jung nous avait appris à considérer la mythologie qui sous-tend la vie psychique. D’un point de vue psychologique, le rapt de Coré peut être entendu comme un rêve. On peut le voir comme le cauchemar où l’homme noir fait irruption dans la chambre de la rêveuse, par exemple. Comme le cauchemar où le rêveur est poursuivi, ou attaqué, par un personnage qui apparaît extrêmement menaçant.

Coré est en train de vivre un véritable cauchemar, mais la question qui se pose ici est de comprendre ce que signifie son angoisse. Pourquoi voit-elle dans Hadès la personnification même de la menace, plutôt que le dieu qui l’invite à une nouvelle vie ? Pour reprendre ce qui a été dit jusqu’ici, pourquoi voit-elle l’Hadès où elle est emportée comme ce monde inférieur qui nous menace et qui nous fait tellement peur ?

La réponse est à chercher du côté du monde dans lequel vit Coré, car nous jugeons ce qui nous est étranger à partir de ce qui nous est familier. L’inconnu représente une menace, là où le connu est identifié à la sécurité. La mort représente une menace, là où la vie est identifiée à l’existence terrestre. Quel est donc le monde dans lequel vit Coré ? Fille de Déméter, Coré est la fille d’une femme qui n’est que mère, d’une femme qui n’a pas d’autre raison de vivre que la maternité et la suite du récit d’Homère nous apprend que c’est aussi le monde de Déméter qui s’effondre complètement le jour où Coré lui est arrachée.

Coré est la fille d’une femme sans homme. Certes, elle est la fille de Zeus, mais elle ne le sait certainement pas. Déméter ne lui a certainement jamais parlé de son père. Qu’est-ce qui permet une telle affirmation ? Le mythe lui-même, qui nous apprend que Coré vit dans un véritable gynécée, dans la compagnie de sa mère et des filles d’Océan, ses compagnes. Fille d’une femme sans homme, Coré n’a jamais pu se faire une image du Masculin et se représenter de façon positive le rapport érotique entre le Masculin et le Féminin.

En d’autres termes, Coré vit dans un monde maternel où le Masculin est condamné à mener une vie obscure et souterraine. Le Masculin surgit du monde inférieur, non pas du fait de son infériorité intrinsèque, mais parce qu’il a fait l’objet d’une exclusion. Dans les termes du mythe, il serait sans doute plus juste de dire qu’il a fait l’objet d’une diabolisation. Il surgit des Enfers, parce qu’il est diabolisé dans l’esprit de Coré qui est encore complètement agglutiné à celui de sa mère.

Dans le mythe de Déméter et de sa fille, Coré, l’étranger maintenu aux confins de l’existence, c’est le Masculin, à commencer, bien entendu, par l’homme qui l’incarne. Mais l’affreux homme noir, le terrifiant Hadès, qui fait irruption dans le champ de narcisses et qui arrache Coré au paradis maternel, n’est-il pas celui-là même qui lui permettra de renaître femme et souveraine ?

De toute évidence, il y a une question de regard, ou de point de vue, qui se pose ici. Qui est Hadès ? Dans l’esprit de Coré et de Déméter, il recouvre tout ce dont il faut se préserver, parce que son irruption provoquerait l’effondrement du paradis fusionnel dans lequel vivent la mère et la fille. Cela le mythe le dit clairement : quand Hadès surgit du monde souterrain, le sol s’ouvre sous les pieds de Coré. C’est du point de vue de la chenille, que la mue est une mort. Du point de vue du papillon, elle est une naissance.

 

Du mythe à la psychologie de l’Ombre

Avec le rapt de Coré, nous avons le fondement mythologique qui nous permet de penser le concept psychologique de l’Ombre. Au sens large du terme, l’Ombre recouvre ce qui n’a pas droit de cité dans notre existence. Ce que nous redoutons, ce que nous combattons et que nous condamnons à une existence souterraine : ce qui est relégué dans le monde de l’Hadès.

Pas plus que l’ombre ne peut être considérée en dehors d’une source de lumière, l’Ombre psychologique ne peut pas être comprise en elle-même. Elle doit être entendue dans la dialectique entre le point de vue conscient et l’inconscient. Dans le mythe, nous venons de le dire, c’est le regard porté sur le Masculin par Déméter et Coré qui rend celui-ci extrêmement menaçant. Cela revient à dire que l’Ombre est la contrepartie de ce que nous tenons pour la Lumière, la contrepartie des valeurs auxquelles nous tenons, des valeurs que nous idéalisons et auxquelles nous nous identifions.

Il me faut encore préciser que j’utilise le mot Ombre au sens large que Jung lui prête souvent dans son œuvre. Pour plus de clarté, je vais quand même ajouter ceci. Dans la clinique jungienne, on donne à l’Ombre une acceptation plus spécifique. Chez un homme, elle recouvre des composantes masculines de la psyché et elle se constelle autour de dimensions du Masculin qui viennent directement heurter le point de vue conscient. De même et de façon complémentaire, chez une femme. Dans les rêves, l’Ombre peut éventuellement se présenter sous une forme animale, mais elle est en principe incarnée par des personnages masculins, dans un rêve d’homme, et par des figures féminines, dans celui d’une femme.

Pour aller plus loin dans notre réflexion, nous allons développer ces idées en nous appuyant sur des situations concrètes. Dans son livre, L’homme aux prises avec l’inconscient, Élie Georges HUMBERT s’appuie sur deux rêves de clients pour mettre en lumière les contenus de l’Ombre[1].  

Un homme cultivé, d’un certain âge, rêve qu’un jeune voyou l’agresse au pied d’une statue de Montaigne. Une femme dynamique, souriante, cheffe d’une entreprise qu’elle a fondée, rêve qu’elle voit assise à son bureau une femme triste, coiffée d’un vaste chapeau à fleurs.

Dans les contes de fées, le méchant, ou l’agresseur, est une figure qui apparaît très souvent. Dans un premier temps, il s’oppose au héros – à l’héroïne – mais il s’avère finalement que c’est son intervention qui fait avancer le récit et qui permet l’accomplissement de l’œuvre. Dans le mythe de Déméter et de sa fille, c’est le surgissement du terrible Hadès, qui permettra à Coré de sortir de l’enfance et d’avancer dans sa vie de femme. Dans les rêves, l’attaque de l’Ombre est un motif extrêmement courant et il s’agit alors d’identifier soigneusement le personnage qui assaille, car ce personnage recouvre des contenus psychiques qui entrent violemment en conflit avec l’orientation consciente.

Mais il faut nous entendre sur ce motif de l’attaque, car les personnages de l’Ombre ne viennent pas forcément nous heurter de front, avec leurs poings ou leurs armes. La personne qui vit plutôt comme une marginale, révoltée contre la société, sera plutôt heurtée par un personnage qui représente les convenances sociales ou l’ordre public. La personne qui cultive en toutes choses un certain idéal de solidité ou de stoïcisme, par exemple, sera plutôt agressée par les plaintes ou par les larmes. Peut-être vous rappelez-vous quelques-uns des grands poèmes d’Alfred de Vigny, le poète du stoïcisme. Dans Le Jardin des Oliviers, dans Moïse, ou dans La Mort du Loup, Alfred de Vigny met en scène trois grandes figures de solitude. En particulier, Jésus de Nazareth et le Loup sont tous deux seuls face à la mort, dans la solitude glacée d’un silence auquel rien ne répond.

Dans la partie finale de la Mort du Loup, Vigny nous montre très clairement qu’il place le stoïcisme comme l’idéal suprême et les personnes qui font de l’astrologie ne seront pas étonnées d’apprendre que le poète a une Lune Noire en Capricorne, dans son thème de naissance. En même temps qu’il exalte le stoïcisme, le poète a relégué en Hadès tout ce qui s’oppose à cet idéal de conduite. Assistant à l’agonie du Loup, le poète chasseur se trouve face à la personnification de son idéal de vie et il réitère son mépris pour la fragilité de la nature humaine. Voici ce passage qui illustre avec beaucoup de force la dialectique entre un idéal du Moi et l’Ombre. Vigny se trouve face au Loup qui est en train de mourir.

 

Hélas, ai-je pensé, malgré ce grand nom d’Hommes,

Que j’ai honte de nous, débiles que nous sommes !

Comment on doit quitter la vie et tous ses maux,

C’est vous qui le savez, sublimes animaux.

À voir ce que l’on fut sur terre et ce qu’on laisse,

Seul le silence est grand, tout le reste est faiblesse.

Ah ! Je t’ai bien compris, sauvage voyageur,

Et ton dernier regard m’est allé jusqu’au cœur.

Il disait : Si tu peux, fais que ton âme arrive

Jusqu’à ce haut degré de stoïque fierté.

Gémir, pleurer, prier, est également lâche.

Fais énergiquement ta longue et lourde tâche

Dans la voie où le sort a voulu t’appeler,

Puis, après, comme moi, souffre et meurs sans parler.

 

Vigny ne voudrait rien avoir à faire avec la nature humaine, sa fragilité, ses larmes et ses plaintes. Nous avons là une des caractéristiques fondamentales de l’Ombre : elle recouvre des composantes psychiques que nous jugeons laides et honteuses, parce qu’elles se trouvent diabolisées par le prisme déformant du point de vue conscient, mais ce jugement et ce rejet nous empêchent d’accéder aux richesses qu’elles recèlent.

Supposons que Vigny ait rêvé d’un enfant qui pleurait et qui geignait. L’apparition onirique de cet enfant aurait fait office de signal d’alarme. Elle aurait pu être entendue comme une invitation à quitter les hauteurs stoïques où il se tenait pour descendre en Hadès et pour rencontrer ce qui pleurait en lui à force d’endurcissement et d’isolement forcés. Si on diabolise les larmes, on se ferme l’accès à l’eau de la sensibilité, à l’eau de la compassion, à la bonté de la Mère divine.

En lisant les Mémoires de Vigny on apprend que sa mère s’était employée à endurcir son fils, dès son plus jeune âge. Elle lui faisait plonger ses bras, jusqu’aux épaules, dans l’eau glacée des fontaines. L’hiver, elle lui faisait plonger son torse nu dans la neige. Le petit Alfred était fier – je le cite – à voir le regard orgueilleux de ma mère quand je sortais des flocons de neige et que je regardais fondre le givre sur ma poitrine.

Pour ce regard-là, il aurait enduré le pire, semble-t-il ; il serait même devenu un loup, mais on tombe alors dans un autre type d’ombre, l’ombre de l’idéal lui-même. En l’occurrence la dureté, l’isolement, l’orgueil qui sont l’ombre rapportée par le stoïcisme lui-même. Pour nous, êtres humains, il ne s’agit certainement pas de devenir un loup, pour les autres et pour soi-même, mais d’intégrer les qualités du loup en les ramenant à notre mesure humaine, en les humanisant. 

Revenons aux deux rêves proposés par Elie Georges Humbert, afin de circonscrire un peu plus clairement cette question de l’Ombre. Dans le premier rêve, il s’agit d’un homme cultivé qui est agressé par un jeune voyou, au pied d’une statue de Montaigne. Dans ce cas, il s’agira de voir ce que signifie cette attaque de l’Ombre et de chercher comment une certaine agressivité a été occultée au profit des valeurs de l’intellect, de la connaissance, de la culture. Vous avez bien noté que l’homme en question a été agressé, alors qu’il se tenait au pied d’une statue de Montaigne. D’une part, on entend que ce que représente Montaigne a été statufié par le sujet ; d’autre part, on voit qu’il se tient au pied de la statue, position qui évoque quelque chose qui est de l’ordre de la vénération.

Dans le second rêve, il s’agit d’une femme dynamique, souriante, cheffe d’une entreprise qu’elle a fondée. Elle rêve qu’elle voit assise à son bureau une femme triste, coiffée d’un vaste chapeau à fleurs. Ici, la rêveuse ne subit pas une agression, comme dans le rêve précédent. Évidemment, non ! Pour fonder sa propre entreprise, pour la diriger de façon dynamique et efficace, cette femme a dû faire preuve d’agressivité, au sens positif du terme, au sens étymologique où le verbe agresser signifie aller vers. C’est-à-dire agir dans le sens de ses désirs, de ses objectifs ou de ses projets. On rejoint ici la définition que Jung donnait de la virilité, quand il disait que virilité signifie savoir ce que l’on veut et faire ce qu’il faut pour l’obtenir.

Cette femme est habituée à œuvrer dans un cadre où la compétition et la concurrence sont vives. Si on employait le symbolisme astrologique, on dirait que la planète Mars lui est tout à fait familière, contrairement à l’homme cultivé dont nous venons de parler. La figure qui vient la heurter, dans son rêve, n’est pas du tout de nature martienne. À son propre bureau, là où elle règne avec sa casquette de cheffe d’entreprise dynamique, qui voit-elle, assise ? Une femme triste, coiffée d’un autre couvre-chef : un vaste chapeau à fleurs ! Ici, il s’agira de nouer un dialogue avec cette figure de l’ombre qui lui dit qu’une certaine féminité est négligée au profit de la cheffe d’entreprise. Cette femme triste vient heurter les valeurs qu’elle a privilégiées en lui disant : que fais-tu de moi ? Ne vois-tu pas la tristesse qui se cache derrière le sourire de ta position professionnelle ?

Attention ici de ne pas verser dans un nouveau manichéisme. L’homme cultivé recouvre des valeurs incontestables, tout comme la cheffe d’entreprise, mais il arrive un moment, signifié par le rêve, où le sujet se trouve dans une impasse. Une impasse, parce que certaines valeurs n’ont tout simplement pas droit de cité dans son existence. Le renouvellement de l’existence passe alors par le fait de tisser un lien avec des aspects de soi-même qui sont restés en Hadès.

Rappelez-vous le mythe. Le sol se dérobe sous les pieds de Coré, quand Hadès surgit du monde souterrain. L’irruption de l’Ombre est forcément déstabilisante, parce qu’elle vient heurter violemment les valeurs auxquelles nous tenons, le personnage auquel nous nous identifions. L’ombre nous attaque, non pas parce qu’elle est de nature violente, mais parce qu’elle vient remettre en cause l’image que l’on a de soi ainsi que le système, ou les systèmes, de valeurs que nous défendons, sans prendre en compte leur valeur toute relative.

L’Ombre pose une question littéralement bouleversante. Élie Georges Humbert la formule de façon extrêmement pertinente : Qu’as-tu fait de celui ou de celle que tu aurais pu être ? S’adressant à l’homme cultivé, elle lui dit : Qu’as-tu fait d’une certaine masculinité, d’une certaine agressivité ? S’adressant à la cheffe d’entreprise, elle lui dit : Qu’as-tu fait d’une certaine féminité ?

L'Ombre met en cause les achèvements conscients et elle en relativise la valeur. Si le sujet cherche à donner une place à son ombre, il est entraîné dans un bouleversement plus ou moins complet de ce qui faisait sa raison de vivre, sa lumière. Il risque d'y perdre sa valeur et les valeurs selon lesquelles il s'est constitué[2]

 La question de l’Ombre est fort complexe, aussi complexe que la vie psychique elle-même, et le propos n’est pas de chercher à en faire le tour dans le cadre d’une conférence. Le fil que nous suivons tient à la double appellation du souverain des Enfers, du dieu du monde souterrain. Hadès, le dieu terrifiant dont les Grecs évitaient de prononcer le nom. Ploutos, le riche, le dieu qui est le gardien de toutes les richesses du monde souterrain, les métaux rares et les pierres précieuses notamment.

La question qui se pose à nouveau ici est la suivante : Et s’il fallait chercher la richesse du côté de ce qui nous fait peur, plutôt que du côté de ce qui est rassurant ? Et si la richesse ne tenait pas à la thésaurisation du connu, à une maîtrise toujours plus grande de ce que nous maîtrisons déjà, mais à l’ouverture à l’inconnu ? Étant bien entendu que l’inconnu varie d’un sujet à un autre sujet, d’une famille à une autre famille, d’une culture à une autre culture.

En dernier ressort, l’Ombre pose une question cruciale. Si on l’entend jusqu’au bout, la question posée par Élie Georges Humbert – qu’as-tu fait de celui ou de celle que tu pourrais être ? – ouvre sur une autre : qui sommes-nous dans notre tréfonds ? Non pas, qui sommes-nous, sur le versant que nous connaissons et que nous présentons au monde ? Mais qu’en est-il de notre visage invisible, celui qui reste dans l’ombre, celui qui est voilé par l’idée que nous nous faisons de nous-mêmes, par la représentation que nous avons de nous-mêmes ?

Comme toujours, le mythe n’apporte pas de réponse directe à ces questions, mais il permet d’en saisir certains enjeux. Pour comprendre ce qui est tombé dans le monde d’en-bas et qui fait partie de l’Ombre, il nous faut remonter dans la généalogie d’Hadès, de ses frères et de ses sœurs. Zeus, Poséidon et Hadès, les trois frères qui se sont partagé le monde, après avoir détrôné leur père Cronos, appartiennent à la troisième génération des dieux. À la première génération des dieux, nous avons le couple primordial constitué par Ouranos, le Ciel Étoilé, et par Gaïa, la Terre Mère. Selon le récit d’Hésiode, Ouranos couvre la Terre Mère et fait couler sa pluie sur les fentes secrètes de Gaïa. Dans un coït fusionnel ininterrompu, Ouranos féconde la Terre Mère de sa semence débordante. La Terre Mère est grosse ; son ventre regorge d’enfants, de multiples formes de vie, qui ne voient pas le jour.

Dans mon étude sur le mythe de Déméter et de sa fille Coré-Perséphone, j’ai consacré tout un chapitre à l’interprétation de cette première phase de la création. J’ai notamment relié cette première phase au mythe biblique du Jardin d’Éden, avant que n’interviennent la chute et le clivage entre le monde céleste et le monde terrestre, entre la condition divine et la condition mortelle.

La chute du mythe biblique a son pendant dans la mythologie grecque et elle intervient à la deuxième génération des dieux. Gaïa n’en peut plus d’être grosse, sans ne pouvoir enfanter. Elle veut mettre fin à l’effusion créatrice du Ciel Étoilé qui la féconde sans relâche. Elle présente une faux à ses enfants qui sont encore confinés dans ses entrailles. Cette faux est destinée à trancher le Phallus d’Ouranos. À la vue de cette faux, tous ses enfants sont pris de terreur, mais Cronos est assez intrépide pour relever l’épreuve. Se saisissant de la faux, il tranche le phallus d’Ouranos et il le jette dans son dos et nous notons déjà le lien qu’il y a entre ce qui est dans notre dos et ce qui est laissé dans l’ombre.

Avec Cronos qui castre Ouranos et qui instaure un nouveau règne, nous passons à la deuxième génération des dieux. Il y aurait beaucoup à dire sur cette question de la castration, mais ce questionnement risquerait de nous faire perdre le fil de notre sujet. Que représente le règne de Cronos ou bien le monde de Saturne dans le symbolisme astrologique ?

Dans le récit d’Hésiode, Cronos se saisit d’une faux pour trancher les organes génitaux d’Ouranos. Cet instrument est l’attribut de Cronos et le signe de sa puissance souveraine. Dans l’iconographie, Saturne-Cronos est souvent représenté armé d’une faux et cette faux, on le sait, symbolise la mort à laquelle tout être vivant est destiné. En instaurant le règne de la faux, Cronos instaure le monde dans lequel nous vivons, le monde de la condition humaine, le monde de la condition mortelle.

Les enfants d’Ouranos ne voyaient pas le jour ; ils restaient dans les flancs de Gaïa. En d’autres termes, ils ne pouvaient pas accéder à la conscience d’eux-mêmes ; ils ne pouvaient pas s’engager sur la voie de la différenciation et accomplir leur destinée propre. Par le geste de la castration, Cronos accomplit un acte de séparation, de différenciation. Par l’entremise de Cronos, nous voyons le jour, hors le ventre de la mère et nous nous engageons progressivement sur le chemin de la conscience.

Mais le geste de castration accompli par Cronos est ambivalent. D’une part, il nous permet d’assumer la solitude inhérente à notre statut d’entité séparée du Tout. Il nous permet de nous inscrire dans la condition mortelle et de nous réaliser dans le cadre de la temporalité. D’autre part, il nous impose de regarder du côté de ce monde-ci et de nous construire en fonction du rôle qu’on est censé y jouer et de la place qu’on est censé y tenir.

Que dit le mythe ? Il raconte que Cronos jeta dans son dos le Phallus d’Ouranos, le Phallus du Ciel Étoilé, autrement dit, la semence qui vient du Ciel et qui est à l’origine de Cronos et de toute sa race. En jetant le Phallus d’Ouranos dans son dos, Cronos perd de vue l’origine qui le fonde et il est victime d’une amnésie. En ouvrant les yeux sur le monde, il ferme les yeux sur l’Origine qui est la sienne. Il ne sait plus rien du Ciel dont il procède.

D’un point de vue psychologique, il y a alors séparation, et clivage, de la Totalité originelle entre inconscient et conscient. En d’autres termes, l’Être originel s’efface. Le Soi passe à l’arrière-plan, tandis que l’affirmation du moi occupe le devant de la scène. Désormais, l’être humain est en exil de lui-même, parce qu’il a oublié son origine et sa filiation célestes. Il n’a pas d’autres visées que l’insertion dans le monde temporel ; il n’a pas d’autres horizons que ceux que le monde lui donne à voir ; il n’a pas d’autre visage que ceux que lui renvoient les miroirs du monde.

 Que devient le Phallus d’Ouranos ? Le mythe nous dit qu’il tomba dans les flots de la mer, tandis que la Terre Mère recueillit les gouttes de sang qui coulèrent du membre tranché par Cronos. Ici encore, il faudrait considérer cet épisode dans le détail, mais nous nous contenterons de dire que le Phallus d’Ouranos est tombé dans le monde du dessous, dans le royaume de Poséidon et d’Hadès : dans les profondeurs de l’inconscient.

Pourquoi ce détour ? Quel rapport avec l’Ombre et le monde de l’Hadès ? Vous l’avez compris. En dernier ressort, le mythe nous dit que c’est notre origine céleste qui est passée dans l’ombre, tandis que Cronos jetait dans son dos le Phallus ouranien. En reprenant ce qui avait été dit au début de cette conférence, je vais conclure en ajoutant que le visage invisible d’Hadès parle de notre face originelle plutôt que de notre face mondaine. Selon la mythologie de l’Hadès, ce visage voilé serait à chercher dans la profondeur de nous-mêmes.  

Mais le malentendu est énorme : le visage qui nous est familier et qui nous rassure est celui qui a été composé sur la base de notre histoire et de ses aléas, sur la base de notre héritage et de ses conditionnements. Le visage qui nous est encore étranger et qui nous effraie ne serait autre que notre visage authentique.

 

 

Texte d’une vidéoconférence réalisée dans le cadre de Baglis TV :

 [1] Élie Georges HUMBERT, L’homme aux prises avec l’inconscient, Réflexions sur l’approche jungienne, Éditions Albin Michel.

[2] Ibid.

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