Fondements psychanalytiques de la planète Neptune

Cet article est la mise en forme d'une conférence donnée dans le cadre de l'Association Source en février 2022. J'y propose certains repères qui nous aident à penser ce qui est au fondement de la planète Neptune.

Tout astrologue en herbe apprend que le signe des Poissons constitue le domicile de Jupiter et de Neptune. Les deux planètes méritent d'être différenciées, mais elles ont notamment en commun de nous ouvrir à quelque chose qui est de l'ordre de l'amplitude, de la vastitude, voire de l'infini. S'il fallait les distinguer dans ce registre spécifique, on pourrait dire ceci : Jupiter soutient le sentiment d'appartenance à un grand plus tout, qui est d'abord le social et qui peut prendre, par exemple, la tournure religieuse de la référence à une transcendance. Neptune inspire le sentiment de la communion ou de l'interpénétration des parties de l'ensemble. À ce titre, il relève plus d'un esprit cosmique, d'une vision animiste ou mystique, que du religieux au sens de Jupiter.

J'écoutais dernièrement une conférence de Philippe Bobola dont le propos conjuguait tout à la fois sa maîtrise dans le domaine de la physique, de la biologie et de l'anthropologie. Comme anthropologue, il notait que les sociétés premières, que l'on appelait autrefois primitives, avaient su maintenir un triple sentiment d'appartenance : avec la communauté, la nature et le cosmos. Une autre anthropologue a montré dans ses travaux que les tribus aborigènes d'Australie faisaient preuve d'une pensée multidimensionnelle qu'elle a qualifiée de connexionniste.

À partir de là, Philippe Bobola se demandait si ce sentiment d'appartenance et de connexion n'avait pas partie liée avec le fait que les membres de ces sociétés premières témoignaient d'une joie de vivre que l'on peine à trouver dans le contexte des sociétés modernes qui ont à peu près fait table rase de ce qui nous rattache pourtant à un lointain héritage animiste. Comme physicien, il confiait s'être souvent demandé si les atomes vivaient dans la joie. Sans céder à l'anthropocentrisme, il voulait signifier que la vie ne peut pas être entendue en dehors de l'interconnexion et que la joie ne peut pas s'épanouir dans des sociétés qui fabriquent de l'isolement à de multiples niveaux.

Reprenant la proposition de Liz Green, quand elle relançait la compréhension de Neptune en prenant appui sur la figure de Dionysos, j'ai fait énormément de recherches mythologiques sur cette divinité étrange afin d'en tirer des repères astrologiques d'interprétation. Ce dieu bilingue, comme l'a qualifié judicieusement Maria Daraki, a ceci de particulier qu'il est le fils de Sémélé, une mortelle, et de Zeus, un immortel[2]. Divinité masculine, on le voit pourtant habillé en femme et accompagné par son cortège de Ménades.

Dionysos nous a surtout offert le vin « pour libérer l'humanité de son chagrin » : c'est ce que lui fait dire Euripide dans sa tragédie Les Bacchantes. Le vin a valeur de fraternisation et plus encore valeur communielle ; il est par excellence la boisson des noces, comme Dionysos qui fait danser ensemble le Ciel de Zeus et la Terre de Sémélé, le yang et le yin, la cité et la nature et tout ce que nous séparons pour nous inscrire dans la division et pour nous situer en marge du vivant : les atomes, les cellules de notre corps, par exemple, ne souscrivent pas à cette logique diabolique, au sens littéral de ce qui divise.

À dire que le vin est destiné à libérer l'humanité de son chagrin, Dionysos laisse bien entendre en même temps que la joie peut surgir là où se restaure le sentiment de la connexion, je dis bien le sentiment ou mieux encore l'éprouvé, et non pas la seule pensée de la connexion. Toujours dans Les Bacchantes, Dionysos explique la raison pour laquelle il est revenu à Thèbes, la ville de sa naissance : « Il faut que la cité comprenne, déclare-t-il, ce qu'elle a perdu en se coupant de la nature. »

En revenant sur les lieux de sa naissance, Dionysos accomplit littéralement une révolution. Le latin “revolutio” désigne en effet l'action d'imprimer un mouvement circulaire, de faire revenir quelque chose à son point de départ. Dès le XIIIème siècle, le langage astronomique a adopté le terme révolution pour désigner le retour d'un astre à un certain point de son orbite. C'est à cela que nous nous référons, par exemple, pour une révolution solaire :  nous dressons le thème annuel au moment exact où le Soleil fait retour sur la position zodiacale qu'il occupait à l'heure de la naissance.

Dans un pays comme la France, où le mot révolution nous fait aussitôt penser à celle de 1789, le terme n'est pas du tout entendu au sens de son étymologie latine. Il est associé à l'idée d'un renversement des valeurs, d'une rupture avec le passé, le renouvellement supposant que l'on fasse table rase de ce passé. Pour l'astrologue, cette conception de la révolution se rattache très clairement à la planète Uranus.

Avec le recul, on peut observer que la découverte d'une nouvelle planète coïncide avec l'activation d'un schème mythologique qui se met à inspirer, puis à structurer la conscience collective. S'agissant d'Uranus, on sait que la planète a été découverte en 1781. Ce phénomène de synchronicité, on l'a vu à l'œuvre à travers la logique disruptive qui s'est manifestée sous la forme de la Révolution française. De manière beaucoup plus large, elle s'est traduite par l'essor de ce que l'on appelle la modernité fondée essentiellement sur l'idée que le salut de l'humanité passait par la rupture avec le passé et, en particulier, par l'éradication de la religion considérée comme l'obstacle au nouveau mythe qui était en train de triompher : celui d'un Progrès sans fin qui allait amener peu à peu le paradis sur terre, celui de la Raison qui allait nous libérer de toutes les croyances et de toutes les superstitions de nos ancêtres.

Dans Les métamorphoses de Dieu, Frédéric Lenoir soulignait que le monde moderne s’est constitué sur un rapport d’antagonisme par rapport à la religion[3]. Reprenant à grands traits le discours des plus importants penseurs de la modernité, il rappelait que ceux-ci avaient en commun de voir la religion sous un angle foncièrement aliénant. En termes mythologiques, la modernité uranienne a vu se déployer le mythe de Prométhée. Le Titan a été un grand bienfaiteur de l'humanité et il n'a pas hésité à redonner aux hommes le Feu de la connaissance que Zeus prétendait conserver pour son usage exclusif. Nous devons énormément à Prométhée, "celui qui saisit le Feu sans que sa main vacille", selon la merveilleuse expression de Khalil Gibran. Nous devons énormément à l'esprit des Lumières qui annonçaient en quelque sorte la découverte d'Uranus, aux grands penseurs de la modernité qui ont été les fers de lance du mythe de Prométhée, aux esprits de génie qui ont participé au développement de la science et des technologies, par exemple.

Parmi les grands penseurs de la modernité, un Condorcet faisait une véritable profession de foi en affirmant que le soleil éclairera des hommes libres le jour où ils ne reconnaîtront pas d'autres maîtres que leur Raison. Aujourd'hui, nous sommes tous à douter de l'idée que la Raison puisse, à elle seule, libérer l'humanité. Et qui peut réellement croire encore à l'idée que le seul progrès technologique pourrait répondre, en particulier, à l'enjeu crucial que représente le changement climatique ? Du grand enchantement prométhéen, nous sommes tombés dans un profond désenchantement collectif.

De tous côtés, les messages nous viennent pour dresser le tableau accablant des dommages occasionnés à l'environnement. De tous côtés, on peut s'alerter de la menace qui pèse sur le Vivant lui-même. Par quel biais de l'esprit, à travers quelle logique collective en sommes-nous arrivés à penser comme si nous étions une humanité hors-sol ? Comment en sommes-nous arrivés à considérer la nature comme une esclave, la Terre comme une propriété, là où les sociétés jugées primitives vivent quant à elles dans le sentiment d'appartenance à la Terre ?

Sous le visage de Prométhée, le briseur de chaînes, Uranus a offert à l'humanité l'audace des ruptures nécessaires, mais tout donne à penser que nous nous sommes enfermés dans la logique, sinon l'idéologie de la rupture. Nous pourrions décrire ce processus dans la perspective jungienne de l'identification collective à l'archétype Uranus. La logique de la rupture faisant le jeu de la division, l'esprit s'est dressé contre le corps, l'intelligence contre la sensibilité, la pensée contre l'imagination et le rêve, la raison contre l'intuition, la causalité contre la synchronicité. On peut multiplier ces couples, mais Dionysos dirait simplement que la Cité s'est coupée de son enracinement dans la Nature.

Par rapport aux courants collectifs inspirés par Neptune, le romantisme joue à cet égard un rôle significatif. Il nous intéresse particulièrement, parce que les poètes, philosophes et autres esprits romantiques s'alarmaient déjà d'une poussée prométhéenne qui risquait de tout emporter sur son passage. Dans la perspective de Jung, on peut dire que le romantisme représentait un courant neptunien compensatoire qui parlait au nom de valeurs que la modernité uranienne était en train de reléguer dans son ombre.

Ouvrir cette parenthèse nous entraînerait trop loin, mais je relève juste au passage que les planètes qui se succèdent dans le système solaire s'inscrivent a contrario l'une de l'autre, au même titre que les signes qui se suivent dans le Zodiaque, ce mouvement des contraires garantissant le maintien de l'équilibre global. Avec l'essor de la modernité, Uranus nourrit l'idée que le paradis est à venir. De manière compensatoire, le romantisme soutient avec Neptune l'idée que nous nous éloignons du paradis des origines.

A contrario d’Uranus et du rapport pour le moins conflictuel qu'il nous fait entretenir avec la famille, les ancêtres ou les racines, Neptune garde la nostalgie des temps immémoriaux. Loin de rejeter le passé, il tend à le magnifier, parce qu’il le voit comme le conservatoire d’une connaissance et d’une sagesse perdues. Neptune est un ainsi un conservateur, non pas au sens saturnien du maintien de l’ordre établi, mais à contre-courant d’Uranus, le révolutionnaire. Dans Les Bacchantes, Dionysos arrive d’Orient pour rappeler à la Cité ce qu’elle a perdu en se coupant de son lointain enracinement dans la Nature. Dans la tragédie d’Euripide, l’Orient est à l’Occident ce que la Nature est à la Cité : la représentation d’un mode de vie ancestral et de valeurs immémoriales que la ville de Thèbes avait laissés derrière elle.

Il est évidemment significatif que nous parlions aujourd'hui de réhabiliter les qualités du cerveau droit pour contrebalancer l'emprise exercée par les facultés du cerveau gauche. Venant d'Orient, pour apporter le vin, Dionysos arrive avec son cerveau oriental et il vient heurter de front le cerveau occidental qui règne sur Thèbes, le roi Penthée de l'époque était en effet le prototype de l'énarque.

La Nature et l’Orient comptent parmi les premières sources d’inspiration du Romantisme. Neptunien par excellence, le mouvement romantique a été, tout particulièrement en Allemagne, une tentative de réenchanter le monde à une époque où la Weltanschauung prométhéenne était en train de coloniser l’esprit occidental. Comme contre-courant culturel, le romantisme a témoigné de la poussée compensatoire des valeurs de Neptune, à l’intérieur même d’un monde occidental converti aux valeurs d’Uranus. À la prééminence de la raison, le romantisme oppose la primauté de la sensibilité reconnue comme la possibilité de dépasser l’entendement intellectuel et d’accéder à une plus grande plénitude de vie. Indissociable de la sensibilité, le sentiment de la nature est constitutif du mouvement romantique.

Dans l’esprit du romantisme, ce sentiment de la nature est le sentiment d’un cosmos vivant : les paysages extérieurs sont en résonance avec les paysages de l’âme ; les variations des saisons reflètent les atmosphères et les climats intérieurs. En constituant sa façon de penser et de sentir sur l’analogie entre le microcosme et le macrocosme, le courant romantique ne prétendait pas faire œuvre novatrice, au sens d’Uranus. Il voulait faire révolution en se réclamant d’un savoir millénaire, ce savoir que l’on voit réapparaître de différentes manières aujourd’hui et notamment sous la forme de courants de pensée qui ont en commun de placer la loi des correspondances au centre de leur réflexion.

 

Les fondements psychiques de Neptune

Après avoir évoqué, à très grands traits, certains aspects de la vision du monde inspirée par Neptune, je propose de considérer maintenant la planète sous l'angle de la psychogenèse. Je vais aborder la question à partir du Thalassa de Sándor Ferenczi, psychanalyste hongrois, collaborateur et ami de Freud. Ses thèses hardies, toujours fondées sur sa pratique clinique assidue, lui ont valu un procès en déviationnisme. Ostracisées par la communauté psychanalytique, ses œuvres ont été redécouvertes après sa mort. Michael Balint a joué un rôle majeur dans la réhabilitation de son compatriote. La pensée transgressive de Ferenczi et le bannissement dont il a fait l'objet font essentiellement écho à la conjonction entre Uranus et la Lune Noire que l'on trouve dans son thème. Thalassa est le titre de l'un des livres du psychanalyste hongrois[4]. Cet intitulé renvoie à une figure de la mythologie pour désigner une mer des origines, un océan primordial. Natif du Cancer, Ferenczi aborde son Thalassa en présentant son hypothèse sous la forme d'un conte de fées qu'il commence ainsi.

­– « Imaginez la surface de la terre encore tout enveloppée d’eau. Toute vie végétale et animale se déroule encore en milieu marin[5]. »

– Le point de départ de Ferenczi place Thalassa comme figure des origines et il voit ainsi la mer comme « l’ancêtre de toutes les mères[6]. » Il rejoint ainsi les récits cosmogoniques qui font surgir la création d’un océan primordial.

– Il poursuit en disant que certaines surfaces se sont asséchées peu à peu, à la faveur de changements atmosphériques, tandis que des formes de vie ont dû s’adapter progressivement à l’existence terrestre.

– En évoquant cette catastrophe du dessèchement, comme il la désigne, Ferenczi souligne un motif que la Théogonie d'Hésiode donne elle-même à voir, au moment où Cronos met fin au monde des origines.

– D’un point de vue astrologique, cela signifie que l’on passe de la sphère de Neptune, le royaume primordial des mères, à celle de Saturne, le monde des pères. Comme la création à ses commencements, toute venue au monde est ainsi une sortie forcée des eaux, « le liquide amniotique figurant l’océan introjecté dans le corps maternel[7]. »

– La naissance contraint le nouveau-né à s’adapter au sec et à se soumettre peu à peu, autrement dit, au registre de Saturne.

– Cette sensibilité particulière de Ferenczi à la catastrophe du dessèchement renvoie dans son thème au Carré en T constitué par Neptune, le Soleil en Cancer et Saturne en Capricorne.

La première question qui se pose ici est la suivante : La venue au monde et l'adaptation au régime saturnien de la terre ferme peuvent-ils se dérouler sous une autre forme que la catastrophe du dessèchement ? La naissance est-elle vouée à faire rupture radicale, cette rupture que Dionysos désignait comme la source du chagrin de l'humanité ? Venant au monde, pourrions-nous au contraire trouver sur la berge où nous accostons une forme de continuité avec la mer dont nous venons ?

Les obstétriciens, pédiatres et psychanalystes observateurs de la périnatalité ont repris, sans en avoir connaissance semble-t-il, l'hypothèse Thalassa de Ferenczi. Dans mes recherches sur ce sujet, je me suis appuyé avant tout sur les travaux de Jean-Marie Delassus qui a créé le premier service de maternologie en 1987. À partir des ses observations et de celles de ses équipes, il a publié de nombreux ouvrages : Le Sens de la maternité, Le génie du fœtus, La Nature du bébé ou encore La psychanalyse de la naissance.

Son discours est extrêmement complexe et il est difficile d'en rendre compte. Dans le cadre de cette réflexion sur Neptune, on peut en retenir que nous sommes venus au monde et que nous avons commencé notre vie en étant encore complètement imprégnés de l'océan dont nous venions. À ce titre, Jean-Marie Delassus écrit que le vécu du nouveau-né est celui de l'expérience de la Totalité. Il fait ainsi état d'une "incompatibilité natale" pour signifier que le nouveau-né n'est pas adapté au monde où la poussée de la naissance l'a fait accoster.

 

L’enfant vient vraiment d’ailleurs, d’un monde qui n’est pas celui des choses de notre monde. Il ne reconnaît ni n’accepte rien de ce nouveau monde. Pour lui, c’est une totale différence dans laquelle il tombe comme au fond d’un puits, sec, sans eau, sans rien pour vivre. La naissance, sur ce plan, est le contraire de ce qu’elle paraît. Elle est d’abord un désastre. L’enfant n’est plus dans les astres de la vie prénatale. (…) En quelque sorte, l’enfant meurt en naissant et c’est cette mort qui doit être transformée en naissance[8].

 

Cela signifie que le nouveau-né n’est pas adapté au sec et qu’il a d’abord besoin, pour pouvoir s'incarner véritablement, de rencontrer sur la terre un substitut de l’océan. Cette fonction de secours revient à l’objet maternant et c’est à ce titre que le pouvoir de Neptune est d’abord dans les mains de la Mère. En venant au monde, l’enfant a besoin de trouver un environnement qui ne tranche pas, comme la faux de Cronos qui a séparé définitivement le Ciel et la Terre, avec le bain neptunien qui était le sien. Cela suppose que l’attachement à l’objet maternant puisse offrir un certain prolongement avec le vécu prénatal.

Dans le Zodiaque, cet enjeu de continuité se situe au niveau du sextile entre Neptune-Vénus-Poissons et Lune-Vénus-Taureau : au système utérin du corps dans le corps et du vécu de totalité se substitue un autre, celui du corps contre le corps, mais le simple fait de porter un bébé ne saurait suffire à tenir lieu de continuité. Cela revient encore à dire que l’espace de la Lune doit offrir un certain équivalent du monde de Neptune, ce qui faisait encore écrire à Ferenczi « qu’il incombe aux personnes qui prennent soin du nouveau-né d’entretenir l’illusion de la continuité intra-utérine[9]. » Si les observateurs contemporains de la périnatalité avaient lu le Thalassa, ils n’auraient pas manqué de relever l’aspect précurseur du génial Ferenczi, quand il soulignait que les premiers temps de l’existence doivent offrir une certaine continuité avec la vie prénatale. Pour remplir pleinement son office, à supposer que cela soit possible à un parent, le secours neptunien doit être de l’ordre de l’amour inconditionnel, ce qui implique que celui-ci s’adresse à l’être même de l’enfant dans son vécu de Totalité, qu'il s'adresse selon la Théogonie d'Hésiode, au Ciel Étoilé qui vient au monde à travers le nouveau-né.

À la rencontre entre le thème de naissance et la manière avec laquelle se tissent les premiers liens, le sentiment océanique trouve, à des degrés divers, un prolongement terrestre. Si cet écho est trop faible, ou s’il vient à manquer, par quels détours la pulsion neptunienne s’exprime-t-elle ? Régressives ou sublimées, ses voies sont nombreuses, mais Carole Allamand l’a formulé de la plus belle des manières dans son essai consacré à Marguerite Yourcenar.

 

À chaque exilé, ne pas demander « que recherches-tu ? » mais « que regrettes-tu[10] ? »

 

Neptune nourrit le sentiment que nous sommes en exil sur terre, mais ce sentiment peut être vécu avec d'autant plus d'intensité que la naissance a été marquée par une rupture brutale avec le monde des origines. Ce chagrin est d'autant plus fort, dirait Dionysos, que la Cité s'est coupée de la Nature. Que nous vivons dans un état de coupure, au plan individuel, et que nous baignons dans un environnement, dans une culture qui a normalisé la condition de l'exil.

Il y a un regret primordial, que j’ai convenu d’appeler la grande nostalgie neptunienne. Celle-ci est de nature à inspirer les quêtes les plus fécondes, sur le plan de l'engagement humanitaire, la créativité, l’art et la mystique, notamment. Elle est aussi propre à susciter des errances sans fins, lorsqu’aucune fontaine ne peut répondre à la soif, parce que le sujet ne sait ni ce qu’il cherche ni ce qu’il regrette.

On entend souvent les astrologues parler de Neptune en évoquant le grand flou neptunien, les dérives propres à la quête des paradis perdus, des amours impossibles, des errances et des mirages, des victimisations et des démissions en tous genres, par exemple. Ces dangers sont ô combien réels, mais on ne rend pas justice à une planète en commençant par dresser le catalogue des dérives qu'elle risque de susciter. Il nous faut tout au contraire chercher à comprendre ce qui les mobilise et nous pouvons atteindre à cette compréhension en nous efforçant de clarifier le rôle que Neptune joue dans l'organisme solaire et la fonction singulière qu'il remplit dans l'âme humaine.

 

Teilhard de Chardin

Je propose maintenant de prolonger cette réflexion en abordant le thème d'un grand Neptunien : le Père Teilhard de Chardin. Venu au monde en 1881, il a été tout à la fois un prêtre jésuite, théologien et philosophe, et un scientifique, géologue et paléontologue réputé pour sa théorie de l'évolution. Il a notamment ceci de précurseur, qu'il a su conjuguer recherche scientifique et vision spirituelle. Dans l'horoscope de Teilhard, Neptune est impliqué dans un amas en maison XII avec le Soleil, Vénus et Chiron. Vous pouvez observer aussi que ce thème présente ceci de remarquable que le signe du Taureau est occupé par le Soleil et un cortège de six planètes.

Par rapport à l'esprit de son temps et en particulier par rapport à la théologie catholique qui oppose Matière et Esprit, Teilhard a développé une vision fondée sur l'interpénétration des deux pôles. Cela lui a valu bien des épreuves. Sa pensée a été jugée dangereuse pour la doctrine de l'Église romaine. Il a été démis de son poste de professeur de géologie à l'Institut catholique de Paris, interdit d'enseignement et de publication. Il a été exilé en Chine par sa hiérarchie où il a poursuivi ses recherches sur les fossiles. L'essentiel de ses œuvres ont été publiées à titre posthume.

Si Teilhard a connu l'expérience réelle de l'exil, au sens de la maison XII, il n'a jamais vécu le sentiment de l'exil terrestre, parce que l'invisible était pour lui toujours et partout présent dans le visible. Il a d'abord baigné dans un environnement mystique, incarné par sa mère et ses deux sœurs, et il a été inspiré très tôt par cette Terre du Taureau, cette condensation première.

Il avait six ou sept ans, quand il commença, se rappelle-t-il dans son autobiographie, à être attiré par la Matière qu'il contemplait à travers divers objets. Il en a rendu compte plus tard en l'exprimant ainsi : « La consistance, tel a été indubitablement pour moi l'attribut fondamental de l'Être[11]. » Comme scientifique, il a suivi l'évolution de cette prima materia. Comme poète mystique, il l'a chantée comme berceau de l'Esprit, comme Milieu Divin, pour nous laisser une des plus sublimes évocations du signe du Taureau.

 

Je te bénis, Matière, et je te salue, non pas telle que te décrivent, réduite ou défigurée, les pontifes de la science et les prédicateurs de la vertu, — un ramassis, disent-ils, de forces brutales ou de bas appétits, — mais telle que tu m’apparais aujourd’hui, dans ta totalité et ta vérité. […] Je te salue, Milieu Divin, chargé de Puissance Créatrice, Océan agité par l’Esprit, Argile pétrie et animée par le Verbe incarné[12].

 

Pour Teilhard, prêtre jésuite, l'incarnation du Christ dans l'humanité n'est pas un dogme auquel le fidèle est censé souscrire. À propos des théologiens, Jung parlait des croyances mises à la place d'une réalité manquante. Teilhard n'a pas besoin de croire ; il n'est pas un croyant, mais un mystique pour lequel la présence divine dans la matière est une expérience intérieure. Suspectée de panthéisme, sa vision religieuse était une révolution neptunienne qui aurait pu lui valoir un procès en hérésie, mais la manière avec laquelle il a conjugué la recherche scientifique et la démarche religieuse mériterait plutôt d'être qualifiée d'animiste. Le mot "animisme" dérive en effet du latin "anima" pour désigner que le même souffle vital, que la même "âme du monde" anime toute la création. Un physicien comme Philippe Guillemant déclarait ainsi dans une conférence qu'il se qualifierait d'animiste s'il devait préciser sa propre position spirituelle.

Si l'on cherche à distinguer les deux premières planètes transaturniennes, il faut avoir à l'esprit que Uranus réfère à la puissance de l'intelligence comme capacité de voir ce qui échappe au regard commun, d'éclairer un angle mort de la connaissance ou de penser l'impensable, par exemple.  Quant à Neptune, il renvoie à la puissance de l'amour comme force qui cimente l'univers. En conjuguant science et spiritualité, Teilhard a développé ainsi une cosmogonie qui désigne l'Amour comme la force cosmique qui "aimante" un univers en expansion. En tant que prêtre catholique, il voit ainsi l'incarnation du Christ comme la manifestation de cette poussée vers la communion universelle. Du point de vue de Neptune, on peut dire qu'il n'entend pas la planète comme une force qui abrase les frontières pour se faire dissoudre l'individu, mais pour le rendre à l'infini qui le fonde pour lui permettre de faire retour.

Je trouve que la mer, les montagnes, les voies lactées, révèlent et font aimer l'Humanité comme une immense énergie cosmique ; et cette grandeur, il me semble, loin de faire    évanouir l'individu, lui communique un attrait et un mystère inépuisables[13].


Pour terminer, je vais citer un dernier passage de Teilhard. Je l'ai choisi, parce que je ne crois pas que l'on puisse faire mieux que lui si l'on veut exprimer ce qui fait le propre du regard neptunien. C'est le regard qui s'ouvre pour embrasser, plutôt que pour délimiter et définir.

Le mystique ne prend conscience que peu à peu de la faculté qu'il a reçue de percevoir la frange indéfinie et commune des choses avec plus d’intensité que leur noyau individuel        et précis[14].

[1] https://www.source-astrologie.com

[2] Maria DARAKI, Dionysos, Éditions Arthaud.

[3] Frédéric LENOIR, Les Métamorphoses de Dieu, La Nouvelle spiritualité occidentale, Éditions Plon.

[4] Sándor FERENCZI, Thalassa, Psychanalyse des origines de la vie sexuelle, Petite Bibliothèque Payot.

[5] Ibid.

[6] Ibid.

[7] Ibid.

[8] Jean-Marie DELASSUS, Psychanalyse de la naissance, Éditions Dunod.

[9] Ibid.

[10] Carole ALLAMAND, Marguerite Yourcenar, une écriture en mal de mère, Éditions Imago.

[11] Pierre TEILHARD DE CHARDIN, Le Cœur de la Matière, Points Sagesses.

[12] Pierre TEILHARD DE CHARDIN, Hymne de l'univers, Points Sagesses.

[13] Pierre TEILHARD DE CHARDIN, Accomplir l'Homme, Lettres inédites (1926-1952), Grasset.

[14] Pierre TEILHARD DE CHARDIN, Hymne de l'univers, op. cit.

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