Fondements psychanalytiques de la planète Pluton

Cet article est la mise en forme d'une conférence donnée dans le cadre de l'Association Source en février 2023. J'y propose certains repères qui nous aident à penser ce qui est au fondement de la planète Pluton.

Nous savons tous que les planètes Uranus, Neptune et Pluton se situent au-delà de l’orbite de Saturne. Il s’agit là d’une donnée astronomique indiscutable, mais l’interprétation que l’on en fait mérite quant à elle d’être questionnée. Il y a en effet une idée assez largement répandue dans le milieu astrologique, à savoir que les planètes transaturniennes auraient vocation, pour le dire en bref, à nous conduire au-delà de la sphère de Saturne.

J’ai moi-même adopté ce point de vue qui m’avait été enseigné et que j’ai retrouvé dans certaines lectures. Il ne manque ni de pertinence ni de fécondité, mais il passe sous silence des enjeux psychiques fondamentaux qui valent sur le plan individuel comme sur le plan collectif, à savoir, par exemple, que les planètes transaturniennes sont aussi associées à de terribles débordements historiques. Que les révolutions, en particulier, doivent autant, sinon plus, à la vengeance et la haine, qu’au souci des opprimés et à la compassion à l’égard des déshérités. Avec le temps, je me suis rendu compte que le point de vue transaturnien ne me permettait guère de comprendre ce que je vivais, dans la sphère de Neptune en particulier, ni d’être véritablement utile aux personnes qui étaient confrontées à de grands enjeux d’ordre uranien, neptunien ou plutonien.

Dans la mythologie, on voit bien Poséidon et Hadès participer au détrônement de Cronos et cet épisode de la Théogonie d’Hésiode corrobore en effet l’interprétation selon laquelle Neptune et Pluton, en l’occurrence, ouvrent sur un au-delà de Saturne. Avec l’épisode du détrônement de Cronos, nous sommes toutefois à un stade avancé de la théogonie ou de la cosmogonie et, autrement dit, à un stade avancé de la constitution psychique. En particulier, cela suppose, comme dans la mythologie, l’intronisation préalable de Saturne avec tout ce que cela signifie en termes de deuil, d’élaboration et de mûrissement. Si l’âge adulte suffisait à garantir la maturité saturnienne, nous vivrions dans un monde où chacun se poserait la question de sa propre responsabilité, plutôt qu’à dépenser autant d’énergie à critiquer ce qui est et à désigner des coupables à tout ce qui ne va pas. Au sens de l’exaltation de Saturne en Balance, les relations humaines seraient fondées sur la prise en compte de l’altérité, tandis que le droit et la justice prévaudraient sur la logique du pouvoir.

A contrario de l’idée selon laquelle Uranus, Neptune et Pluton auraient d’abord pour vocation de détrôner Saturne, le récit hésodien de la création montre autre chose, à savoir que ces trois planètes apparaissent dès l’origine et donc avant que Cronos n’advienne lui-même. Au commencement, la Terre-Mère des origines enfante en effet le Ciel Étoilé, les vastes mers sous la forme de l’immense Pontos et le sombre Tartare. Avec cette création primordiale, trois espaces sont ainsi désignés qui recouvrent sans conteste les mondes d’Uranus, de Neptune et de Pluton.

Quant au règne de Cronos, il s’établit dans un deuxième temps, ce qui revient encore à dire, du point de vue de la psychogenèse, que Saturne doit être intronisé : tout ce qu’il recouvre doit être intégré pas à pas, autrement dit. De cette brève introduction qui mériterait de longs développements, il faut retenir que la mythologie met d’abord en scène Uranus, Neptune et Pluton comme des principes antérieurs à Saturne. Suivant le point de vue de Jung qui affirme, je le cite, — « Les grandes images mythologiques appartiennent à la structure de l’inconscient. » — il faut considérer que le Ciel Étoilé, les vastes mers et le sombre Tartare représentent des forces qui nous animent dès la naissance, avant même que Saturne n’entre en jeu pour introduire l’enfant au monde de la séparation et de la limitation.

En relisant la Théogonie sous l’angle de la psychogonie ou de la psychogenèse, puisque c’est le terme que notre langue a retenu, nous cherchons à comprendre les divinités planétaires, telles qu’elles apparaissent aux premiers temps de l’existence humaine. La première étape à franchir est donc de traduire en termes psychogénétiques ce que le mythe présente sous une forme cosmogonique, à savoir qu’aux commencements, la Terre-Mère enfante le Ciel Étoilé, l’immense Pontos et le sombre Tartare. Comment pouvons-nous interpréter cette création primordiale du point de vue de l’enfant qui vient au monde ? La formulation astrologique la plus fidèle au mythe semble être la suivante.

Au commencement, le pouvoir d’enfanter Uranus, Neptune et Pluton est dans les mains de la Mère.

Il s’agit d’une traduction littérale qui laisse entendre ce que représente la mère pour le nouveau-né et il nous faut donc la reformuler en disant que la capacité de mettre au monde Uranus, Neptune et Pluton est d’abord attribuée à l’objet ou à l’environnement maternant. Cela signifie que la mère est d’abord confondue avec Gaïa, parce que l’enfant la revêt de la toute-puissance de la Mère des origines ou de la numinosité, peut-on dire à la suite de Jung, de l’archétype de la Mère.

Dans le cadre de cette réflexion, où nous voulons questionner les fondements de Pluton, il faut nous demander comment la planète apparaît dès le commencement Au début de l’existence, l’enfant est totalement dépourvu des ressources propres à sa survie et il se trouve ainsi dans une position d’absolue dépendance. Impuissant à assurer sa survie physique et son existence psychique, il ne peut pas se passer d’une assistance qui confère une toute-puissance à l’environnement doté d’un pouvoir de vie et de mort. C’est ainsi que Pluton se présente au commencement, tandis que l’archétype se constelle selon la bipolarité impuissance/toute-puissance. Jung l’évoquait dans Les Racines de la Conscience, quand il écrivait que la mère est celle à qui « nous avons été confiés et, en même temps, abandonnés[1]. »

Cette idée de l’abandon primordial est une autre manière d’exprimer la perte occasionnée par la naissance. Je la traduis volontiers en disant que le nouveau-né est livré à la merci de l’environnement, parce que cette formulation rend bien compte des enjeux plutoniens archaïques, quand le sujet s’identifie à l’agresseur en accomplissant à peu près tout ce qu’il attend de lui[2]. Je vais y revenir.

Nous comprenons ainsi de quel côté il faut chercher les racines du mal, quand nous voyons le prix que certaines personnes sont prêtes à payer pour assurer fantasmatiquement un semblant de sécurité, gage de survie. À penser que cela ne nous concerne pas, à des degrés divers, nous serions fort présomptueux. Tant que la valeur ultime de l’existence tient au fait de rester en vie, chacun est mobilisé par la logique de la survie et l’on peut s’attendre à tout et n’importe quoi sur le plan individuel et, pire encore, sur le plan collectif.

Quand on considère le harcèlement professionnel, par exemple, et que l’on analyse la manière avec laquelle le sujet s’y est soumis à son insu, on se rend compte le plus souvent qu’il a cédé pas à pas à des exigences indues, qu’il a redoublé d’efforts pour y répondre et qu’il a fait tout ce qui était en son pouvoir, autrement dit, pour satisfaire ce qui lui était imposé. On ne peut pas comprendre ce glissement dangereux, si l’on ne garde pas à l’esprit que le sujet remet en scène quelque chose qui relève de l’archaïsme plutonien, à savoir qu’il obéit à une injonction de satisfaction qui est partie prenante de l’archétype maternel.

Dans le mythe, nous l’avons évoqué, ce visage redoutable de la Mère apparaît dès l’origine sous la forme du sombre Tartare. Jung y fait écho dans Racines de la conscience. Au chapitre consacré à l’archétype de la mère, il recourt à trois épithètes pour désigner les trois aspects fondamentaux du Maternel : la bonté tutélaire et nourrissante, la capacité d’émotions et, pour ce qui nous intéresse ici, l’obscurité d’enfer.

Je reviens à l’injonction de satisfaction. Elle prend sa source dans l’archétype pour se mettre en œuvre à travers la rencontre entre l’état de dénuement du nouveau-né et son corollaire, le pouvoir de vie et de mort qui est attribué à l’objet maternant. Ce passage d’un article de Pierre Willequet, publié dans les Cahiers jungiens de psychologie analytique, montre bien sa genèse. L’auteur y évoque la relation précoce que l’enfant établit avec l’objet maternant.

J’ai bien compris que lorsque je te satisfais, de quelque manière que ce soit, je t’apaise. Je suscite ton angoisse, mais aussi ton éventuelle colère, lorsque je ne corresponds pas à ce que tu attends de moi. Sachant cela, je vais me conformer à ce que je perçois comme étant ton projet à mon égard, de manière à ne manquer de rien pour survivre. Je sens bien que, si je ne le fais pas, quelque chose va me faire défaut pour continuer d’exister. Je vais donc me soumettre à ce que tu attends de moi, du mieux que je le peux, car je sens aussi, au fond de mon être, une poussée fondamentale qui ne t’appartient pas : ma vie. Celle-ci dépend néanmoins de ton aide et de ton assentiment pour subsister. Pour préserver cette vie qui est mienne, je n’ai pas d’autre choix que celui d’écouter ton projet à mon égard[3].

 

Quand il est perturbé par des tensions ou des troubles d’ordre corporel ou quand il est persécuté par des affects générés par le manque ou l’absence, le nouveau-né tombe dans le Tartare. L‘environnement peut présenter lui-même un visage infernal, quand il est de type insécure, anxiogène, rejetant ou maltraitant et qu’il induit, par conséquent, quelque chose d’inquiétant, de menaçant, voire de destructeur. On comprend ainsi que Pluton puisse engendrer des représentations et des affects de type paranoïde, tandis que le sujet continue à voir le monde comme la Mère de tous les dangers.

Pour éviter tout malentendu, il convient de préciser que l’idée de la dangerosité maternelle ne doit pas être confondue avec l’image que l’on peut se faire de la “mauvaise mère”. Comme archétype, la Mère comporte forcément un aspect menaçant — “l’obscurité d’enfer”, selon l’épithète utilisée par Jung — parce que celui-ci a partie liée avec sa toute-puissance. Celle dont on ne peut pas se passer pour vivre est non seulement secourable, mais éminemment dangereuse, parce qu’elle a le pouvoir de retenir auprès d’elle, d’imposer ses exigences et, comme le montrent certains mythes ou certains rêves, d’absorber et d’engloutir en elle. À considérer la position du sujet qui doit à tout prix être autonome, l’astrologue pense évidemment à Saturne, mais cette nécessité vitale s’enracine souvent dans la logique de Cronos qui prétendait laisser son enfance derrière lui. Le cas échéant, elle constitue une défense contre la terreur de la dépendance et, autrement dit, de la régression qui nous ferait sombrer dans ce que Jung appelle, à la suite de Goethe, “le monde des mères”  : dans les profondeurs de Neptune et de Pluton.

Il m’est difficile de rendre compte de la puissance des enjeux en quelques lignes, mais en passant par un exemple astrologique, il sera possible d’illustrer la manière avec laquelle ils peuvent se mettre en place. Le thème reproduit ci-dessous est celui d’Alexandra David-Neel. Je commence par souligner quelques fragments de sa biographie enfantine. Fervente catholique, Alexandrine David rêvait d’un fils qui devienne évêque ! Elle n’a jamais su dépasser sa déception et elle ne s’intéressa jamais réellement à sa fille incapable, je le souligne, de la combler. Une femme qui rêve d’un fils futur évêque n’aspire ni à la maternité ni au couvent. La maternité devient un moyen, par fils interposé, de réaliser un objectif dont la réalisation est interdite par le collectif. À l’instar de Gaïa, elle rêve d’Ouranos, le Fils-Amant capable de la rendre féconde.

Le rêve maternel que la petite Alexandra vient décevoir mérite d’être regardé du point de vue de la culmination d’Uranus dans le signe de Cancer, la planète étant encore valorisée en tant qu’elle gouverne le Nœud sud et la Lune Noire en Verseau, placés en maison V. Je l’évoque brièvement. Loin de faire le bonheur de sa mère et d’être reconnue, en termes mythologiques, comme Ouranos, le Ciel Étoilé, la petite déçoit radicalement l’espoir maternel. Elle se trouve dans une situation de détresse, à laquelle il faut remédier. Comme l’exprimait Pierre Willequet, dans le passage que j’ai cité, elle n’a pas d’autre choix que d’entendre le projet de la mère et de tenter, autant que faire se peut, d’y répondre. C’est dans cette nécessité vitale que se met en place l’injonction de satisfaction.

Pour investir la petite, il faudrait que la mère renonce au fils rêvé, mais le drame d’Alexandra s’est inscrit dans ce deuil que sa mère n’a jamais pu faire. Il faut tenter de penser la situation du bébé confronté à une telle incompatibilité des désirs. Pour ce qui est du gîte, de la nourriture et des soins, il ne manque de rien. S’agissant de son être, il est dépourvu d’assistance, parce qu’il déçoit radicalement la mère. Mais la petite Alexandra dispose d’une force de vie qui a beaucoup à voir avec la Croix en T constituée par la Lune, Mars et Pluton. Perdue dans ses rêves trahis, la Lune est absente ? Elle forcera son attention. Elle fera tout ce qui en son pouvoir pour atteindre son regard.

Mise à la porte du rêve maternel, la fillette va tenter d’y rentrer par la fenêtre. À lire les biographies d’Alexandra David-Neel, on apprend qu’elle s’est astreinte, jusqu’à l’âge de quinze ans, à des jeûnes, des mortifications corporelles et d’autres pratiques ascétiques. Il apparaît à l’évidence que ces pratiques la rattachent à sa mère. Elles ont été inspirées par des biographies de saintes et de saints qui étaient la lecture privilégiée d’Alexandrine David. Impuissante à la satisfaire en s’inscrivant dans la voie ecclésiastique, Alexandra a peut-être rêvé de lui offrir une vie de sainteté.

C’est ici qu’entre en jeu le Carré en T dans lequel la Lune est reliée à Mars et Pluton. Plutôt que la Lune accomplisse sa fonction comme miroir du Soleil et, pour le dire en termes jungiens, comme regard qui étaye le Soi de l’enfant, le désamour maternel vient faire effraction, au sens de l’agression de Mars et de l’effraction Pluton qui surgit de son côté des enfers pour mettre en péril l’être même de l’enfant, sa constitution et son devenir.

Afin de s’arracher à cette situation dangereuse, Alexandra va prendre peu à peu Mars et Pluton à son compte, dans l’espoir de parvenir, envers et contre tout, à conquérir le regard de sa mère et à se rendre, autrement dit, la Lune favorable. Selon une des modalités typiques de Pluton, elle ne ménage pas ses efforts et elle fait tout ce qui est en son pouvoir, je souligne l’expression, pour arracher ce qui lui est refusé. D’une certaine manière, elle se veut toute-puissante, là où elle est mise dans une situation d’impuissance. Il s’agit d’une réaction de survie, sur laquelle je vais revenir, mais cette conduite se solde par l’aliénation au désir de l’autre identifié à la Mère qu’il faudrait satisfaire comme gage de notre propre valeur. Après, cette pression plutonienne peut s’exercer dans divers domaines, celui de la réussite socio-professionnelle, par exemple. Dans la réalité, elle peut être induite par l’un ou l’autre parent. Dans l’Ajax d’Euripide, on voit le héros chercher par tous les moyens à se couvrir de gloire pour faire la fierté de son père qu’il admire.

À négliger ces enjeux archaïques, on ne peut pas comprendre la logique inconsciente qui est à l’œuvre dans de multiples situations dont le dénominateur commun tient à l’emprise, réelle ou fantasmée, de l’objet.

– Faire tout ce qui est en son pouvoir pour aller dans le sens du désir de l’Autre, parce que la concordance apparaît comme une nécessité vitale.

– Éviter à tout prix ce qui pourrait lui déplaire, de peur de subir des représailles sous la forme de la réprobation, du rejet ou de l’abandon.

Pour Alexandra, arrive à un moment donné ce que l’on pourrait appeler le retournement urano-plutonien. A-t-elle renoncé à son rêve en comprenant que rien n’y ferait et que sa mère continuerait à détourner son regard ? Les choses ne peuvent guère apparaître avec autant de clarté à une adolescente. Ce que l’on sait, par contre, c’est qu’elle a basculé peu à peu dans la haine matricide. Plus tard, elle n’aura pas de mots assez durs pour parler de sa mère et elle finira par écrire : « La maternité, voilà, le problème. » C’est un énoncé inspiré en partie par la culmination d’Uranus en Cancer, mais le véritable problème s’enracine, en l’occurrence, dans la situation de l’enfant qui déçoit, quoi qu’il fasse, l’attente maternelle.

Le basculement dans la colère, le ressentiment et la haine relève d’une réaction plutonienne de survie. Il constitue une défense contre la menace de l’écroulement. Il permet au sujet de rassembler ses forces et d’éprouver son propre pouvoir. Il tient à un sursaut vital, mais la haine ne saurait tenir lieu de détachement ni de véritable prise d’autonomie. Elle apparaît tout au contraire comme la perpétuation, sous une forme renversée, de la dépendance à l’égard de l’objet primaire. Elle fait état d’une formation réactionnaire, quand les parents trahissent sévèrement le rôle qui leur est dévolu.

Maintenant, le même type d’enjeux doit être aussi considéré du point de vue du sujet qui attend de l’autre une manière de comblement et qui sombre dans la colère et la vengeance, lorsque celui-ci se dérobe à ses attentes. Entre autres manifestations, les drames passionnels en témoignent abondamment. À ce sujet, la littérature n’est pas en reste. Pensez, par exemple, à l’Othello de Shakespeare. De son côté, Héra n’aurait pas à se venger sauvagement des amantes de Zeus et de leurs enfants, si sa valeur n’était pas conditionnée par son statut d’épouse et si les tromperies de son mari ne la renvoyaient pas un sentiment d’humiliation pour la faire sombrer dans les affres de l’Hadès.

Lorsque Coré a été enlevée par Hadès, Déméter n’a pas fait preuve de l’intégration de Saturne en consentant à une séparation mère-fille devenue nécessaire et en traversant les étapes du deuil. À la suivre dans son errance et son désespoir, on comprend qu’elle a perdu ce qui l'attachait à la vie. Ce qui lui a été arraché ne tient pas vraiment à Coré, mais à ce que sa fille représentait pour elle, à savoir Ouranos, le Ciel-Étoilé lui-même ou l’Enfant, comme Phallus de la Mère. Ainsi prise dans un archaïsme antérieur au registre de Saturne, elle réagit sur le mode typiquement plutonien de la rage et des représailles. Elle se conduit à la manière des Érinyes, ces déesses qui surgissent des enfers en hurlant pour appeler à la vengeance. Impuissante à accepter la séparation, elle se veut toute-puissante. Elle remue ciel et terre et elle ne lésine pas sur les moyens : pour faire plier Zeus à sa volonté et pour lui faire reconnaître son prétendu droit de propriété sur Coré, elle décide de livrer l’humanité à la famine et à la mort. On sait qu’elle a fini par traverser le deuil et par céder à la nécessité en reconnaissant, autrement dit, l’exigence saturnienne de la séparation des destins entre la mère et la fille.

Uranus, Neptune et Pluton constituent une trinité dont les termes sont indissociables, ce qui n’empêche nullement qu’ils rentrent en conflit les uns les autres. Cette trinité correspond à celle qui apparaît dans diverses traditions religieuses. Comme puissance d’esprit, on peut dire d’Uranus qu’il réfère à l’aspect de l’Intelligence. Neptune recouvre la dimension de l’Amour et Pluton renvoie de son côté aux qualités de Pouvoir et de Volonté.

Quand on prononce le mot pouvoir, certaines personnes comprennent aussitôt l’abus de pouvoir. Si l’on considère le verbe pouvoir, plutôt que le substantif, on entend bien que si l’on ne peut absolument rien, on se retrouve dans un état d’impuissance et dans une position d’écrasement. Il y a évidemment des situations auxquelles on ne peut rien changer, mais on n’est pas réduit à l’impuissance pour autant : on peut en parler, s’adresser à une personne qui nous aide à trouver des ressources pour traverser l’épreuve, prier ou méditer, par exemple.

Dans les rapports humains, quand on se démet de son pouvoir propre, on court par contre le risque de se soumettre, à des degrés divers, à la volonté de l’autre, ses désirs, ses attentes et ses exigences. L’archétype plutonien se trouve ainsi scindé en deux polarités : la toute-puissance et l’impuissance, le dominant et le dominé, celui qui écrase et celui qui est écrasé.

Du point de vue de Pluton, cela pose la question du travail qu’il nous revient d’accomplir pour intégrer la puissance représentée par la planète. Dans l’Hymne homérique à Déméter, c’est bien par l’intermédiaire d’Hadès que Coré trouve finalement la force de vivre de sa propre vie, plutôt que de rester aliénée à la satisfaction de sa mère. Le mythe exprime cette intégration de Pluton en disant qu’elle épouse Hadès et qu’elle s’approprie, autrement dit, le pouvoir qui lui permet de devenir reine et souveraine au titre de Perséphone.

Ce travail intégratif passe d’abord par la prise en compte de la projection, à savoir que l’autre n’aurait pas la possibilité de nous intimider, de nous mettre sous pression, de nous faire peur et d’exercer sur nous quelque forme de nuisance, si nous ne le revêtions pas à notre insu d’une sorte de puissance parentale. Quant au retrait proprement dit de la projection, il renvoie à un processus au cours duquel le pouvoir attribué à l’objet revient peu à peu au sujet.

Je voudrais encore évoquer sous un autre angle la puissance vitale, la formidable force de vie recouverte par Pluton. Dans le Tarot Zen, d’Osho Rajneesh, la lame “Le Courage” est représentée par une fleur qui a surgi miraculeusement de la fissure de la roche[4]. Cette représentation illustre avec bonheur le destin de certains Plutoniens venus au monde dans un contexte particulièrement hostile, mais qui parviennent cependant, envers et contre toute attente, à trouver la voie solaire de leur propre fleurissement.

 

Dans le thème d’Elisabeth Kübler-Ross, il y a une conjonction étroite, dans le signe du Cancer, entre le Soleil, Pluton et le Nœud nord. Pionnière de l’accompagnement des personnes en fin de vie, elle a connu un destin plutonien d’exception, mais cette vocation mérite aussi d’être rapportée au fait qu’elle s’est inscrite dans un destin de survivante. Venue au monde à Zürich, en 1926, elle est l’aînée de triplées. Au moment de la naissance, elle pesait à peine un kilo. À une époque où l’on ne connaissait ni couveuse ni lait maternisé, autant dire que le pronostic vital était engagé, mais la force de vie a triomphé de l’adversité. Sur une photo d’enfance, on la découvre en compagnie de ses deux sœurs : elles ont cinq ou six ans et elles semblent toutes trois débordantes de vitalité. Je cite maintenant un passage tiré du site Elisabeth Kübler-Ross France.

Installée à New York avec son époux, elle poursuit sa spécialité de psychiatrie. Appelée à plusieurs reprises au chevet de patients qui divaguent à l’occasion de leur agonie, elle est très vite touchée par l’abandon dans lequel vivent ces malades, délaissés par une médecine toute puissante vis-à-vis de laquelle ils représentent un échec. Elle les interroge sur leurs peurs, leurs croyances et leurs attentes. Scandale ! Cette approche apparaît totalement déplacée. Il faut taire la mort, faire en sorte qu’elle survienne le plus discrètement possible afin de ne pas perturber la griserie des vivants hantés par le fantasme d’immortalité. On lui bloque l’accès des services ; qu’importe, elle y pénètre la nuit. On la surnomme “le vautour” et l’on qualifie de morbide son intérêt pour les mourants.

Dans le cas de cette femme hors du commun, la profonde sensibilité humaine nourrie par l’amas en Cancer et l’Ascendant en Poissons s’est doublée d’une ténacité et d’une volonté remarquables qui témoignent de l’association entre le Soleil, Mars et Pluton. Sa détermination inébranlable, elle l’a mise au service de la dignité humaine et, en particulier, des personnes en fin de vie qu’elle a su écouter.

“Ne jamais renoncer”, même si l’adversité est féroce. Ce motif du refus de l’abdication traverse également le livre bestseller de Clarissa Pinkola Estés, Femmes qui courent avec les loups. Dans cet ouvrage, la psychanalyste jungienne visite l’archétype de “la Femme sauvage” en faisant appel à différents mythes et contes de fées et en convoquant la figure du loup pour faire l’éloge du flair animal et de ce qu’elle appelle le “soi instinctuel”.  

 

Les loups, même malades, même acculés, même seuls ou effrayés, vont de l’avant. […] Ils donneront toutes leurs forces pour se traîner si nécessaire d’un lieu à l’autre, jusqu’à ce qu’ils aient trouvé un bon endroit pour guérir et pour revivre. La nature sauvage va de l’avant. Elle persévère. Ce n'est pas quelque chose que nous faisons, mais quelque chose que nous sommes, de manière innée[1].

 

Comme on pouvait s’y attendre, Pluton joue un rôle déterminant dans thème de Clarissa Pinkola Estés en étant associé étroitement aux deux Luminaires : la planète est en conjonction avec la Lune dans le signe du Lion et elle dessine une opposition avec le Soleil-Verseau. En termes de médecine subtile, on pourrait dire que Pluton se rapporte au “chakra racine” que l’on situe au niveau du coccyx. Ce noyau d’énergie renverrait à notre enracinement dans la vie à travers la connexion avec la Terre-Mère. C’est là que s’inscrirait le sentiment de confiance ou de défiance à l’égard de la vie et que s’accumuleraient aussi les mémoires ancestrales avec leur lot de drames et de catastrophes, mais aussi de lutte pour la survie. Dans l’esprit de Clarissa Pinkola Estés, on pourrait dire que le chakra de base renvoie à notre enracinement dans la nature sauvage qui nous pousse toujours à aller de l’avant. En termes astrologiques, cela revient à dire que Pluton recouvre une inépuisable volonté de vivre, même si cette force se trouve prisonnière, à des degrés divers, du sentiment d’insécurité archaïque qui la recouvre.

Dans son étude, la psychanalyste aborde les enjeux sous l’angle plus spécifique des rôles assignés qui enferment la Femme sauvage avec sa sagesse immémoriale, sa nature instinctuelle et sa vitalité. D’un point de vue astrologique, cela rend compte de l’ampleur des enjeux que représentent pour une femme le fait d’intégrer la puissance de Pluton et de rejoindre, pour le dire en termes mythologiques, la déesse Perséphone qui règne dans les profondeurs de l’âme féminine.

Comme dans ses autres publications, Clarissa Pinkola Estés s’inscrit dans une perspective qui passe par la guérison et l’individuation, plutôt que la revendication féministe. Pour ma part, il m’arrive parfois de recommander la lecture de ce livre à des femmes dont le thème présente une dominante plutonienne. Clarissa Pinkola Estés est moins connue auprès du grand public pour sa pratique clinique dans le cadre des situations post-traumatiques. Engagée auprès de femmes qui ont été “cassées” par la vie et qui ont besoin de retrouver en elles la force de se reconstruire, elle s'est aussi impliquée après la fusillade d’avril 1999, dans un lycée du Colorado, lorsque deux adolescents perpétrèrent un massacre avec des armes à feu. Elle s'impliqua alors dans un travail clinique de plus de trois ans dans l'enceinte de l'établissement. Elle a également travaillé avec des familles de survivants de l'attentat du 11 septembre 2001.

Je vais terminer en évoquant encore Boris Cyrulnik dont le thème présente une conjonction entre le Soleil et Pluton. Il raconte lui aussi que sa vocation a été déterminée par son histoire traumatisante. Il avait cinq ans, en 1942, lorsque ses parents l’ont confié à une pension pour le préserver de la déportation. Il a été recueilli ensuite à l’Assistance publique, puis par une institutrice. Il a été arrêté sur dénonciation au cours de la rafle anti-juive de janvier 1944 et il a été conduit à la grande synagogue de Bordeaux déjà noire de détenus. Flairant le danger, il a su échapper à l’attention pour se réfugier dans les toilettes où il a réussi à se cacher sous le plafond. Les Allemands partis avec les prisonniers, il a été sauvé par une infirmière de la Croix-Rouge avant d’être placé dans une ferme sous le nom de Jean Laborde. Ses parents sont morts en déportation et il a été recueilli, après la Libération, par sa tante maternelle qui l’a élevé. C’est ainsi que s’est scellée l’incroyable histoire plutonienne d’un petit garçon qui avait six ans et demi, lorsqu’il a réussi à sauver sa peau en faisant montre d’un instinct de survie qui nous laisse muets. 

Boris Cyrulnik est tout particulièrement connu pour avoir vulgarisé en France le concept de résilience introduit par Emmy Werner au début des années 80. En mécanique, le coefficient de résilience s’applique au degré de résistance d’un matériau à un choc. En zoologie, on fait état de la résilience d’une espèce animale, lorsque les conditions environnementales s’améliorent pour lui offrir de nouvelles possibilités d’expansion. Par analogie, on s’est mis à utiliser ce terme pour désigner la qualité d’une personne qui ne se décourage pas ou qui ne se laisse pas abattre. Dans ce registre, on court le risque d’une posture moraliste en laissant entendre que le sujet non-résilient serait quelqu’un qui démissionne devant l’adversité, plutôt que de chercher à s’en sortir. Quand une idée se vulgarise, il faut s’attendre à ce genre de détournement malheureux.

En particulier, le sujet résilient ne doit pas être confondu avec une personne dont le succès extérieur s’apparie au déni d’une blessure ou bien au refoulement d’un traumatisme. Par ailleurs, il faut garder à l’esprit que la résilience ne désigne pas un état qui pourrait être acquis, mais un processus toujours remis en question et toujours en évolution.

La mutation de Coré en Perséphone illustre bien le caractère double de la résilience, à savoir, comme l’exprime Michel Maniciaux, “la résistance à la destruction et la construction d’une existence valant d’être vécue”[2]. Arrachée par Hadès au giron de sa mère, Coré hurlait à la mort, mais elle a résisté au choc de la perte pour se construire une nouvelle vie qui a pris le visage de Perséphone. Certaines personnes ne disposent pas des capacités qui leur permettraient de surmonter un traumatisme et de retrouver leur élan de vie. Parmi elles, il en est qui sont venues au monde dans un contexte céleste dominé par Pluton, mais la pratique astrologique nous montre aussi que les natifs de type plutonien se découvrent souvent des ressources insoupçonnées de résilience. Elles se reconnaissent vulnérables, tout en développant une forme d’invincibilité, non pas au sens du fantasme de toute-puissance, mais au sens du sujet qui cherche par tous les moyens à surmonter l’adversité. Enlevée par Hadès, Coré était ô combien vulnérable. C’est le Soi de la jeune fille qui est resté invincible et l’on peut dire que sa capacité créatrice a engendré Perséphone.   

[1] Clarissa Pinkola ESTÉS, Femmes qui courent avec les loups, Le Livre de Poche.

[2] Michel MANICIAUX, La résilience : Un regard qui fait vivre, Études, 395, https://doi.org/10.3917/etu.954.0321

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